La rotation rétrograde de Vénus

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Ce texte est une présentation didactique du travail fait en commun avec Alexandre Correia (Observatoire de Paris et Université d’Aveiro, Portugal) sur l'évolution à long terme de la rotation de Vénus.

1. La période de rotation de Vénus

En raison de l'épaisse couche nuageuse recouvrant la surface de Vénus, sa période de rotation est longtemps restée inconnue. La découverte de la tache rouge de Jupiter, et la structure de la surface de Mars ont permis à Jean-Dominique Cassini (1625-1712) de déterminer avec une bonne précision leur période de rotation dès 1664-1666. Mais l’exercice s’avère plus ardu pour Vénus, difficilement observable pendant plusieurs heures de suite, et sans marque bien apparente à sa surface. Les premières observations de Jean-Dominique Cassini en 1666 et 1667 lui suggèrent une période de moins d’un jour, mais ne lui permettent pas de discerner si la planète est en rotation ou en libration. Quelques années plus tard, à la suite d’observations effectuées en 1726-1727, Francesco Bianchini (1662-1729) propose une période de 24 jourset 8 heures, alors que Jacques Cassini (1677-1756) trouve 23h 15mn après une nouvelle analyse des observations de son père, et montre qu’une période de 23h 20’ permet de rendre compte aussi des observations de Bianchini. La période de 23 heures est confirmée par Francesco de Vico (1805-1848) qui obtient la valeur incroyablement précise de 23h 21mn 21.934s, après une campagne d’observations effectuées entre 1839 et 1841, pendant laquelle il a pu suivre la planète en plein jour. La controverse continuera pendant plus d’un siècle entre les partisans des Cassini pour qui la période de rotation était voisine de 23 heures, et ceux de Bianchini qui préféraient voir la planète tourner autour de son axe en 24 jours.

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Figure.1 : Observation de Vénus par Jean-Dominique Cassini en février et avril 1667. “Mais jusqu’au 28 jour d’Avril, je ne pus remarquer aucune partie luisante semblable à celle que j’avais déjà vue, mais ce jour là, un quart d’heure avant le lever du Soleil, je commençais à revoir sur le disque de cette Planète, dont la moitié ou environ paraissait pour lors éclairée, une partie luisante située auprès de la section” ( Gallica/BNF).

En revanche, Giovanni Virginio Schiaparelli (1835-1910), durant ses observations de 1877-1878, ne constate pas de variation sensible de la rotation de la planète, et en conclut que sa période de rotation ne peut pas être de 23 h, mais qu’elle doit être beaucoup plus longue. Il propose alors en 1890 une période de rotation de 224,7 jours pour Vénus, correspondant à un état de rotation synchrone avec son mouvement orbital autour du Soleil, tout comme la Lune effectue une rotation sur elle-même dans le même temps que sa révolution autour de la Terre. Dans cette configuration, pour un Vénusien, le Soleil apparaît fixe dans le ciel, et la moitié de la planète est plongée dans la nuit, tandis que l’autre moitié bénéficie d’un ensoleillement perpétuel.

La proposition de Schiaparelli va renouveler la controverse, et les observations de Venus se poursuivent. Camille Flammarion depuis son observatoire de Juvisy observe la planète entre 1887 et 1894, et publie ses conclusions en 1894. Il n’arrive pas à déterminer avec précision la durée de rotation, mais conclut « qu’elle n’est pas très éloignée de vingt-quatre heures ». Il observe même des calottes polaires sur Vénus qui lui permettent de dire que l’axe de la planète est peu incliné …

En fait, la véritable période de rotation de Venus ne sera découverte qu’en 1962, grâce aux observations radar menées par le Jet Propulsion Laboratory (USA) qui permettent de s’affranchir de la couche nuageuse (voir ch. III). Ces observations vont montrer, à la grande surprise des astronomes, que cette planète possède une rotation rétrograde avec une période de 243,0 jours (Goldstein, 1964, Carpenter, 1964). Cette période de rotation, associée à une période orbitale de 224,7 jours conduit à une durée du « jour » Vénusien de 116 jours terrestres, avec un Soleil qui se lève à l’ouest et se couche à l’est.

2. Les effets de marées

La rotation inhabituelle de Vénus résulte d’un état d'équilibre entre deux forces de marées les effets de marée solide, et les effets de marée atmosphérique (Gold et Soter, 1969). Dans le cas des marées solides, le Soleil déforme la planète et crée un renflement dans la direction du Soleil (et dans sa direction opposée), mais si la planète tourne plus rapidement sur elle-même que sa révolution autour du Soleil, ce renflement se décale par rapport à la direction planèteSoleil, et en raison de la non-élasticité de la planète ne revient pas immédiatement dans la direction du Soleil. Il se crée alors un décalage angulaire d (Fig. 2) entre le bourrelet et la direction du Soleil, qui induit un couple de rappel sur la rotation de la planète ayant pour effet de freiner celle-ci. Cet effet durera tant que la vitesse de rotation de la planète est supérieure à sa vitesse de révolution et aura donc tendance à amener la planète dans un état synchrone avec sa période orbitale (c’est ce qui s’est produit dans le système Terre-Lune). Si cet effet avait été le seul présent, la prédiction de Schiaparelli aurait été vérifiée.

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Figure 2 : Effet de marée solide exercé par le Soleil sur Vénus.

En réalité, dans le cas d’une planète dotée d’une atmosphère épaisse comme Vénus, un deuxième effet de marée est à prendre en compte : l’effet de marée thermique atmosphérique (Fig. 3). Dans ce cas, le Soleil chauffe l’atmosphère au point subsolaire, et pour équilibrer les pressions, se produit alors une redistribution de la masse de l’atmosphère dans les régions plus éloignées, avec une composante importante perpendiculaire à la direction du Soleil. Ici encore, si la rotation de la planète est plus rapide que sa révolution autour du Soleil, on aura un décalage d entre l’orientation de ce bourrelet de marée atmosphérique et la perpendiculaire à la direction du Soleil. On comprend alors que si d < p/2, ce bourrelet entraine un couple accélérateur pour la rotation de la planète. Quand ce couple est suffisamment important, comme c’est le cas pour Vénus, l'équilibre synchrone devient instable, mais apparaissent deux nouvelles configurations d'équilibre, l’une prograde, l’autre rétrograde (Correia et Laskar, 2001).

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Figure 3 : Effet de marée thermique exercé par le Soleil sur Vénus.

3. Les quatre états finals de Vénus

La question restante est de savoir sous quelles conditions initiales (période de rotation, et orientation de l’axe à la fin de la phase de formation du système solaire ) une planète peut-elle arriver dans un tel état d'équilibre ?

On peut montrer que pour un grand domaine de conditions initiales, sous l’effet des forces de marée, mais aussi de la dissipation pouvant s’effectuer à la frontière entre le noyau et le manteau de la planète, l’obliquité de celle-ci (angle entre le plan de l'équateur et le plan orbital) va lentement évoluer vers 0 ou 180 degrés, tandis que sa rotation atteint une position d'équilibre entre les diverses forces de marée, avec seulement quatre possibilités, deux correspondant à un état prograde (F0+,Fp+) et deux à un état rétrograde (F0-,Fp-) (Fig. 4). Une fois que l’on connaît la période de rotation de l’un des état finals, on peut déduire la période de rotation des trois autres. En supposant que l’état actuel est proche de l’ équilibre on peut alors déduire que les deux états rétrogrades ont une période de 243.0 jours, et les deux états progrades une période de 76.8 jours.

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Figure 4 : les quatre états finals de Vénus.

Il faut souligner que les états rétrogrades F0- et Fp- correspondent tous deux à l’observation actuelle de la planète, mais à des histoires tout à fait différentes : dans le premier cas, (F0-), la planète, supposée être initialement en rotation prograde, va ralentir sous l’influence des effets dissipatifs, pendant que son obliquité évolue vers zéro degré, puis elle s’arrête, et se met à tourner en sens inverse pour atteindre sa vitesse de rotation finale de 243 jours.

Dans le second scénario, (Fig. 5), la planète qui peut être initialement avec une obliquité de presque 0 degrés, va voir son obliquité augmenter considérablement sous l’influence des perturbations planétaires, au point de pouvoir se retourner, tout en ralentissant, pour finalement atteindre ici aussi une vitesse finale rétrograde de 243 jours.

4. L’obliquité chaotique de Vénus

Dans la figure 5, la fréquence de précession de l’axe de rotation de Vénus est tracée en fonction de son obliquité. La trajectoire correspond à une obliquité initiale de 1 degré et une période initiale de 3 jours. La fréquence de précession est alors d’environ 16 secondes de degrés par an (période de 81 000 ans). La précession est alors en résonance avec les oscillations du plan de l’orbite de la planète résultants des perturbations gravitationnelles des autres planètes. Ces perturbations produisent une très large zone (en grisé dans la figure) dans laquelle le mouvement de l’axe de la planète sera chaotique, et pourra subir de très fortes oscillations pouvant amener l’obliquité au-delà de 70 degrés (La Terre serait actuellement dans cette situation en l’absence de la Lune) (Laskar et Robutel, 1993).

Once that the obliquity reaches a large value, the dissipative effects of tidal and core-mantle friction can make the planet turn over, and bring it in the retrograde state Fp-. Because of the existence of this chaotic zone, which is crossed by the axis of planet during its history, all the initial conditions can lead to one of the four final states (F0+, Fp+, F0-, Fp -).

Une fois que l’obliquité atteint une valeur élevée, les effets dissipatifs de marée et de friction noyau manteau peuvent faire basculer la planète, et l’amener à l'état filial rétrograde F,-. En raison de l’existence de cette zone chaotique, qui est traversée par l’axe de la planète au cours de son histoire, toutes les conditions initiales peuvent conduire à l’un quelconque des quatres états finals (F0+,Fp+, F0-,Fp-). Si on se limite à des rotations initiales progrades, comme semble le suggérer les modèles de formation planétaire, seuls les trois états (F0+, F0-,Fp-) sont atteignables.

La rotation inhabituelle de Vénus ne nécessite donc pas l’hypothèse d’un fort impact en fin de formation du Système solaire qui aurait fait basculer la planète, comme cela a été parfois avancé. En fait, en tenant compte uniquement des effets dissipatifs de marée et de friction noyau-manteau, une large part des conditions initiales admissibles conduisent Vénus à l'état actuel, quelle que soit son obliquité initiale, mais cela par deux scénarios possibles conduisant au même état apparent final.

  • Dans un cas, la planète se retourne et finit avec une obliquité de 180°.
  • Dans le deuxième scénario, la planète ralentit, s’arrête, et redémarre dans l’autre sens, alors que son obliquité tend vers 0°.

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Figure 5 : Exemple d'évolution possible de l’obliquité de Vénus au cours de son histoire. La fréquence de précession (en secondes d’arc par an) est tracée en fonction de l’obliquité de l’axe (en degrés). L’obliquité initiale est de un degré, et la période initiale de trois jours. La fréquence de précession initiale est 16 secondes de degrés par an, mais à cause de la dissipation par effets de marée, et de la friction noyau-manteau, la planète ralentit et la fréquence de précession diminue. L’obliquité entre alors dans une zone chaotique très importante (en gris), résultant des perturbations planétaires. L’obliquité peut alors augmenter fortement, jusqu'à ce que les effets dissipatifs la conduisent en dehors de la zone chaotique, pour une forte valeur de l’obliquité. Les différents effets dissipatifs peuvent alors amener l’obliquité vers 180 degrés (Correia and Laskar, 2003).

Nous aboutissons donc à une forme de paradoxe où la rotation rétrograde de Vénus apparaît comme le résultat probable d’une évolution naturelle, et non pas le résultat (toujours possible) d’une forte collision accidentelle; mais en même temps, pour une grande partie des conditions initiales progrades, il est possible d’arriver à cet état par deux chemins entièrement différents, qu’il n’est pas possible de distinguer au vu de l'état final actuel de la planète (Correia et Laskar, 2001).

5. Références

  • Carpenter, R. L. : 1964, Study of Venus by CW Radar, Astron. J. 69, 2
  • Correia, A., Laskar, J.: 2001, The Four final Rotation States of Venus, Nature, 411, 767-770, 14 june 2001
  • Goldstein, R. M. : 1964, Venus Characteristics by Eart-Based Radar, Astron. J. 69, 12
  • Gold, T., et Soter, S. 1969. Atmospheric tides and the resonant rotation of Venus. Icarus 11, 356-366.
  • Laskar, J., Robutel, P. 1993. The chaotic obliquity of the planets. Nature 361, 608-612.

(© J. Laskar, IMCCE/CNRS, Observatoire de Paris, dernière révision 22 juin 2004)